• L’identité juive est-elle un des facteurs de l’antisémitisme ?
     
    Un texte d’Avraham B. Yehoshua relance le débat sur les causes de la haine des Juifs
    par Michel Abitbol
     

    Extrait de L’Arche n° 571, novembre 2005
    Numéro spécimen sur demande à info@arche-mag.com


    Michel Abitbol est professeur à l’Université hébraïque de Jérusalem. Dernier ouvrage paru : Les amnésiques. Juifs et Arabes à l’ombre du conflit du Proche-Orient (Éd. Perrin).

    antisémitisme. Encore et toujours. Pourquoi ? Il a fallu beaucoup de courage à Avraham B. Yehoshua pour tenter d’expliquer ce phénomène en pointant du doigt les Juifs, leur personnalité et leur identité, et non pas, comme on a généralement l’habitude de le faire, en analysant le comportement des antisémites et leurs mobiles religieux, économiques et politiques. Véritable pavé dans la mare des spécialistes, l’étude de Yehoshua intitulée « Essai de définition et d’explication structurelle de l’antisémitisme » (1) a été publiée cet été par la revue de Tel-Aviv Alpayim qui, consciente des remous que le texte du grand écrivain n’allait pas manquer de susciter, a pris soin de l’accompagner d’un riche échantillon de commentaires émanant d’éminents historiens israéliens de l’antisémitisme.

    Tout en rendant hommage à la clarté d’esprit de l’auteur de L’Amant et de Monsieur Mani, et à son effort de démontrer l’existence d’un soubassement structurel unique commun à l’ensemble des manifestations de l’antisémitisme, la plupart des historiens n’acceptent pas la thèse de Yehoshua qui fait porter, d’une certaine façon, aux Juifs eux-mêmes la responsabilité de la peur et des fantasmes qu’ils suscitent autour d’eux.

    Reposant sur une double dimension, religieuse et nationale, aux composantes le plus souvent imaginaires, l’identité juive selon Yehoshua a ceci de particulier qu’elle apparaît aux yeux des non-Juifs comme un phénomène amorphe et fantasque. Cela a pour effet de les déstabiliser et, pour peu que leur propre vision du monde soit trouble, le contact avec cette identité juive insaisissable peut les conduire jusqu’à des actes de démence. Le Juif, écrit Yehoshua, dans une belle envolée lyrique, se dresse comme « un texte troué de blancs qui appelle des lectures multiples et diverses au gré des besoins psychiques du lecteur ».

    Sans doute la faiblesse méthodologique la plus frappante de la thèse de Yehoshua a-t-elle trait à sa vision a-historique du phénomène antisémite où il tend à englober toutes les formes de haine antijuive à travers l’histoire, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, incluant pêle-mêle la Perse d’Assuérus et d’Aman selon le Livre d’Esther, les persécutions de l’Église, les massacres almohades, l’expulsion d’Espagne, les pogroms de Russie et de Pologne, lahoah, l’antisionisme musulman, et jusqu’à la très récente déclaration scandaleuse du compositeur grec Mikis Theodorakis pour qui tout le mal dans le monde vient des Juifs. Or, jusqu’à l’époque moderne, lui rétorquent justement Yehuda Bauer, Israël Yuval, Shulamit Volkov et d’autres, c’est bien le Juif en chair et en os, ennemi de la Croix et du Croissant, et non le Juif à l’identité « imaginaire » ou « virtuelle », qui est la cible de ses adversaires chrétiens et musulmans.

    Un Juif bien réel donc, et néanmoins démoniaque, non pas à cause du double ancrage religieux et national de son identité (qui, après tout, ne le distinguait guère du Polonais et du Croate catholiques, ou du Serbe, du Russe et du Grec orthodoxes) mais parce que, pendant l’Antiquité, il est différent, par son monothéisme, des peuples « païens » qui l’entourent ; puis, depuis la généralisation du monothéisme dans le monde à la suite de l’avènement du christianisme et de l’islam, parce qu’il est tenu pour déicide et condamné à errer d’un pays à l’autre, porteur de la malédiction divine.

    C’est seulement avec l’irruption du sentiment national en Europe, et avec la sécularisation de la société, à partir du XVIIIe siècle, rappellent Israël Bartal et Robert Wistrich, que les Juifs sont appelés à affronter l’antisémitisme dont parle Yehoshua. Une judéophobie d’un type nouveau - malgré quelques ressemblances de façade avec les formes anciennes de haine antijuive - dont la gravité et les conséquences tragiques ne devrait pas faire oublier, souligne Shulamit Volkov, que l’identité juive « incriminée » par l’écrivain n’a guère empêché les Juifs de connaître, en Europe et en Amérique, deux siècles d’un extraordinaire épanouissement économique, politique, social, intellectuel et artistique.

    Cela dit, et tout le monde en convient, ce n’est pas à une révision de l’histoire juive ni à un ré-examen de nos connaissances sur l’antisémitisme que Yehoshua convie ses lecteurs. Son objectif est plus restreint et plus ambitieux à la fois. À savoir : dévoiler la « racine profonde », le code ADN de l’antisémitisme, afin de fabriquer la « clef » adéquate permettant d’en freiner les débordements, ceux notamment en rapport avec l’antisionisme d’aujourd’hui. Une approche « essentialiste », dont le bien-fondé est contesté par Peter Schaeffer pour qui, depuis l’Égypte ancienne jusqu’à l’Allemagne contemporaine, la diabolisation du Juif n’a guère eu besoin de la médiation de l’identité juive pour se déclencher.

    L’antisémitisme est l’affaire des non-Juifs et non des Juifs, soutient pour sa part Dina Porat, qui rappelle à ce sujet le mot célèbre et néanmoins très réducteur de Jean-Paul Sartre dans ses Réflexions sur la question juive : « Un Juif est un homme que les autres hommes tiennent pour Juif ». En d’autres termes : c’est le Juif « inventé » et imaginé par les non-Juifs qui est la cause de l’antisémitisme, et non pas l’identité juive imaginée par les Juifs.

    Assurément, A.B. Yehoshua ne jette pas le voile sur la responsabilité des non-Juifs ; mais il n’en considère pas moins que, pour mettre fin à l’antisémitisme, les Juifs se doivent de prendre les devants et réformer leur identité en réduisant les éléments « imaginaires » et « virtuels » qui la composent, et surtout en en dissociant l’aspect national de l’aspect religieux. Tel est le sens, après tout, de la révolution sioniste, rappelle l’auteur du Voyage vers l’an mil qui, excellent romancier, imagine, à la fin de son essai, une « réunion au sommet » des Sages d’Israël, depuis Abraham et Moïse jusqu’aux grands maîtres de la Haskala, en passant par les rabbins de la Mishna et du Talmud, Saadia Gaon, Maïmonide, Nahmanide, Sabbataï Zevi, Rabbi Nahman de Bratslav etc., auxquels on montrerait un documentaire sur la Shoah. La projection terminée, toutes les personnes présentes seraient priées de répondre à une seule question : auriez-vous agi différemment pour éviter cette terrible catastrophe que l’on vient de vous révéler ? La plupart d’entre elles, pense Yehoshua, auraient déploré de n’avoir pas mis suffisamment l’accent, durant leur vie, sur l’indispensable regroupement des Juifs en Terre sainte et sur les menaces qu’implique leur dispersion à travers le monde...

    Sioniste « néo-cananéen », comme le qualifie Shlomo Avinéri, aspirant à un État d’Israël « normalisé » et passablement coupé de ses racines diasporiques, A. B. Yehoshua ne cache pas sa peine devant les retombées mystiques et religieuses de la guerre des Six Jours (juin 1967) qui ont altéré l’identité israélienne telle qu’elle avait été voulue par les pères du sionisme : « Voilà, déplore-t-il, que nous retombons dans cet ancien modèle qui génère et aggrave le caractère virtuel et indéterminé (de l’identité juive) et vers lequel tendent également, pour notre plus grand malheur, quelques-uns de nos voisins tout aussi perturbés. »

    Nourri des mêmes fantasmes générés par la double structure de l’identité juive, l’antisionisme musulman d’aujourd’hui, comme l’antisémitisme chrétien d’hier, risque de déboucher sur une nouvelle catastrophe de même envergure que la Shoah. D’autant que, écrit-il, avec la dissémination des armes de destruction massive, « la possibilité d’anéantissement devient de plus en plus simple et accessible à tous ».

    Une conclusion un peu trop hâtive, nous semble-t-il. Traversant à grandes enjambées l’histoire contemporaine, Yehoshua donne l’impression d’être prisonnier de son propre modèle d’explication, qui le conduit à une vision répétitive et, somme toute, « catastrophaliste » de l’histoire. Or, pour le meilleur comme pour le pire, le monde ne reviendra pas à ce qu’il a été avant la seconde guerre mondiale - et, liant son sort de bon ou de mauvais gré à un État d’Israël regroupant désormais une grande partie du peuple juif, la diaspora ne redeviendra jamais ce qu’elle a été jusqu’à la Shoah.

    Les Juifs ont disparu de bien des pays où ils étaient encore fort nombreux jusqu’au lendemain de la seconde guerre mondiale. Mais cela n’a pas empêché ces pays, comme la Pologne durant les années Gomulka, de verser dans un antisémitisme viscéral qui - c’est le moins que l’on puisse dire - n’a point été tributaire des débats d’un autre temps sur l’ambiguïté imaginaire de l’identité juive. Que dire aussi, à ce propos, de certains pays arabes qui n’ont jamais connu de Juifs depuis la mort du Prophète, comme l’Arabie saoudite d’Oussama Ben Laden, ou encore des États du Proche-Orient où toute présence juive a pratiquement cessé depuis la fin des années 1960 ? Y était-il indispensable de côtoyer des Juifs (auxquels, soit dit en passant, l’islam n’a jamais conféré d’autre identité que religieuse) pour s’adonner à un antisémitisme effréné qui, de nos jours, n’a même plus besoin de se cacher derrière les habits usés de l’antisionisme ?

    1. Le texte est paru, presque simultanément, dans un recueil de trois textes d’Avraham B. Yehoshua intitulé Israël : un examen oral (traduit par Denis Charbit, aux éditions Calmann-Lévy).

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